"C'est ton tour!"
"Quoi?"
"Tu as le 26, c'est ton tour d'aller à l'eau!"
Je suis au collège, à la cantine, et c'est moi qui ai le plus petit nombre au fond de mon verre...c'est donc à moi de traverser tout le réfectoire pour aller remplir le pichet d'eau....
Je viens d'entrer en sixième, j'ai toujours mon sempiternel carré, parfait, lisse, à la frange calculée par la NASA, ou Pythagore, au choix...Je suis grande, plus grande que les filles de ma classe, fine..très, trop fine à mon goût et pas encore formée, ce qui me désespère! Pourtant je me trouve plutôt jolie, mon visage me plaît.....même si je trouve mes jambes trop longues et mes pieds bien trop grands et que ce ne sont pas mes pantalons trop courts qui arriveront à les dissimuler...
Je suis réservée et plutôt timide, ce qui ne m'empêche pas, déjà, d'avoir mon petit caractère...mais je suis bonne camarade....Je n'ai guère d'ami(e)s mais un petit cercle qui finalement me suffit bien...mais il est vrai que parfois je rêve de faire partie de cette bande, un peu rebelle, de ceux qui déjà font les pitres en classe, fument et s'embrassent en cachette dans la cour.........
Je suis gaie et vive, comme tous les jeunes de mon âge, j'ai envie de croquer la vie à pleines dents. Dans mon corps et mon esprit c'est l'effervescence.
Je suis bonne élève, disciplinée, appliquée, à l'écoute et obéissante et je n'ai pas vraiment de mérite, j'adore les cours, apprendre, faire mes devoirs...
Bref, je suis à l'école comme je suis dans la vie...et je ne me pose même pas la question de savoir si c'est vraiment moi, je suis bien ainsi. Je dirais même que je suis fière de moi...d'être une "gentille fille", malgré la tempête qui commence déjà se profiler dans ma tête et qui s'apprête à tout dévaster. Mais de cela, je m'en apercevrai plus tard...
Cette entrée au collègue marque pour moi un tournant dans ma vie...pour toute ma famille d'ailleurs.
Durant l'été, nous sommes partis...
Je me souviens, pendant toute mon enfance, mon père n'a eu de cesse de me répèter que quand je serai grande ce sera pratique pour moi d'aller au collège à pied, puisque la maison se trouvait à quelques mètres seulement des bâtiments...depuis notre terrasse, nous pouvions voir les salles de classes et nous entendions chaque heure la sonnerie des débuts ou fin de cours retentir...
Et bien il avait tort...lorsque je serai collégienne, je ne serai plus chez lui!
Après des années de cauchemars pour tous, ma mère a finalement décidé de partir, de prendre un appartement, de nous emmener et de se séparer de son mari...
Ma mère semble heureuse, de nouveau elle sourit, parle, a des projets...plein de projets!
De notre côté avec mes frères, nous avons l'impression d'être biens aussi. La tension était de toute façon devenue telle, que la situation actuelle apparaît à nos yeux comme une délivrance.
Plus de cris, plus de larmes, plus d'humiliation, ni pour lui, ni pour elle.
Et puis de toute façon, nous avions déjà l'habitude de vivre avec eux, ensemble dans la même maison, mais pas au même étage. Nous savions déjà ce que c'est que d'être tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre...que de partir en vacances sans lui...oui, nous savions ce que c'était, déjà, de ne plus avoir de parents, mais un père et une mère.
Ce départ m'offre aussi un bien très précieux à mes yeux: ma chambre rien qu'à moi!
Je suis aux anges! je la décore de jolies publicités de parfums trouvées dans les magazines de ma mère et de posters de mes héros de l'époque: Jean-Jacques Goldman et le beau Luke Perry, le Dylan de Beverly Hills.
Je colle sur ma porte des affiches aux couleurs fluos bien à la mode à cette époque où j'inscris tantôt "NE PAS ENTRER!", tantôt " ENTREE INTERDITE A MES FRERES", le ton est donné et ça nous fait bien rire, parce-que finalement, nous restons toujours fourrés ensemble, mes mots ne les arrête pas le moins du monde et j'en suis ravie!
Nous habitons désormais dans un logement HLM, tout neuf...je crois même que nous sommes les premiers à aménager.
Oh, nous ne sommes pas loin de mon père, de la maison de notre enfance, nous ne sommes qu'à quelques centaines de mètres....pour que ce soit "plus facile"...pour que nous continuions à "voir notre père"...........
Encore une fois c'était faux............à partir de ce moment et après seulement quelques vacances scolaires passées à ses côtés, je ne le reverrai plus pendant une dizaine d'années........
"Allez! vas-y!"
"Oui, oui! c'est bon! j'y vais!"
Purée, quelle angoisse ce moment....je me lève, chancelante, le pichet à la main et je me dirige jusqu'au robinet...
C'est dingue de se mettre dans des états pareil juste pour aller chercher de l'eau...ce n'est évidemment pas ça le plus dur. Le plus dur, c'est de s'imaginer tous les regards posés sur moi...
Et si P. me regardait en plus?? oh ce serait pire...et en même temps, j'espère bien qu'il me regarde....oh oui! pourvu qu'il me regarde!
Je sens mes joues rosirent, mes mains moites et mes jambes toutes molles.
Je déteste vraiment ça!
A cette époque, j'aimais bien être dans ma bulle. Je me gavais de lecture.
Je lisais tout ce qui me tombait sous la main!
Du Cosmopolitan de ma mère aux bouquins du CDI.
J'avais d'ailleurs droit à une dérogation spéciale de la part de la documentaliste, complètement enchantée de tomber sur une élève qui aimait tant ses livres, qu'elle rangeait avec maniaquerie par thèmes et par ordre alphabétique : je pouvais prendre plus de deux livres à la fois, et j'avais le droit de venir les échanger quand je voulais, et non pas une fois tous les quinzes jours comme les autres.
Quel luxe!
Du coup, je fouillais, je dénichais, je dévorais, je m'imprégnais, je m'évadais...
Ca y est, je suis au robinet...je remplis le pichet en hâte, d'un air que je voudrais naturel, et reviens à ma table...
OUF! mission accomplie, ce n'était pas si terrible que ça, et de toute façon, dans le réfectoire, tout le monde a la tête dans son assiette, absorbé par sa purée et occupé à dépiauter sa paupiette de veau, pas le temps de regarder une sauterelle aux grands pieds traverser la salle, un pichet en inox à la main!
A part les fois où mon verre me trahi et m'oblige à faire ce qui pour moi est une vraie torture (et ce doit l'être pour beaucoup, sinon, pourquoi ce "jeu" du chiffre???), j'aime manger à la cantine.
C'est d'ailleurs mon choix, de venir ici une fois par semaine, puisqu'en réalité je suis externe et que je peux rentrer tous les midis.
J'ai autour de mon cou la clef de l'appartement de ma mère, accrochée à ce lacet orange, qui, au fil des années, s'effilochera...
Le jour où ma mère me l'a remis et officiellement passé au cou, je me suis sentie fière...et libre...quelle illusion....c'était en fait le symbole de la fin de quelque chose.
Désormais, je pouvais aller et venir....mais je pouvais, et surtout devais, gèrer ce qu'il y avait à gèrer. Les levers, les petits dejeuners, vérifier si mes frères avaient bien pris leurs vitamines, gelules de charbon, d'huile foie de morue, de plantes auxquelles ma mère donnaient quasiment des pouvoirs magiques...ceux je suppose de faire de nous des enfants en excellente santé et aux cheveux brillants....et surement aussi ceux d'enlever le poids de la culpabilité qui commençait insidueusement à peser lourd sur ses épaules...
A moi aussi les douches, les devoirs, les conflits, les conneries de gosses, parfois les repas et le ménage...
Cette clef, au fil du temps, m'a donné plus que l'illusion d'une liberté, elle m'a donné le cadeau empoisonné : la responsabilité!
Je sers mes camarades attablés avec moi, et, en quelques verres, le pichet est déjà presque vide.
"Je vous préviens, la prochaine fois, c'est pas moi!'
"Bah écoutes, c'est comme ça! c'est ton tour, c'est ton tour!!"
(à suivre....)
derniers articles: